Compte rendu N° 14
15 juin. Notre fuite a été publiée hier dans la presse et les journaux à sensation en ont fait une affaire. En seconde page du Daily Press, figuraient une vieille photographie de moi et le dessin d’une souris blanche sous le titre : L’idiot de génie et la souris deviennent enragés. Nemur et Strauss sont cités : selon eux, je m’étais trouvé dans un état de tension terrible et je reviendrais sans aucun doute, très bientôt. Ils offraient une récompense de cinq cents dollars pour Algernon, ne se doutant pas que nous étions ensemble.
Lorsque je passai à la suite de l’histoire en cinquième page, je fus abasourdi d’y trouver une photo de ma mère et de ma sœur. Le reporter avait bien fait son enquête.
Sa sœur ne sait pas où peut être l’idiot de
génie (une exclusivité « Daily Press »)
Brooklyn,
N.Y., 14 juin. — Miss Noima Gordon, qui habite avec sa mère,
Mrs Rose Gordon, au 4136 Marks Street, Brooklyn, N.Y., a
déclaré ne pas avoir la moindre connaissance de l’endroit où peut
se trouver son frère. Miss Gordon a ajouté : « Nous ne
l’avons pas vu et n’avons pas eu de ses nouvelles depuis plus de
dix-sept ans. » Miss Gordon dit qu’elle avait cru son frère
mort jusqu’au mois de mars dernier, lorsque le directeur du
département de psychologie de l’Université Beekman a pris contact
avec elle afin d’avoir l’autorisation d’utiliser Charlie pour une
expérience.
« Ma mère m’avait dit qu’il avait été envoyé à l’Asile Warren » (Asile-Ecole d’Etat Warren, Long-Island), dit Miss Gordon, « et qu’il y était mort quelques années plus tard. Je n’avais pas la moindre idée qu’il fût encore vivant. »
Miss Gordon demande à toute personne qui pourrait avoir des renseignements sur l’endroit où se trouverait son frère, de se mettre en communication avec la famille à l’adresse indiquée.
Le père, Matthew Gordon, qui ne vit pas avec sa femme et sa fille, tient actuellement une boutique de coiffeur dans le Bronx.
Je restai un moment les yeux écarquillés devant ces nouvelles. Puis je regardai de nouveau la photo. Comment pourrais-je les décrire ?
Je ne peux pas dire que je me souviens du visage de Rose. Bien que cette photographie récente soit très nette, je la vois encore au travers du brouillard de l’enfance. Je la connaissais et je ne la connaissais pas. Si je l’avais rencontrée dans la rue, je ne l’aurais pas reconnue, mais maintenant, sachant qu’elle est ma mère, je peux distinguer les plus petits détails mais oui !
Maigre, les traits anguleux. Le nez et le menton pointus. Et je peux presque entendre son caquetage et ses cris d’oiseau. Ses cheveux relevés en un chignon sévère. Me transperçant de ses yeux noirs. Je voudrais qu’elle me prenne dans ses bras et qu’elle me dise que je suis un bon garçon, et en même temps, je voudrais m’en écarter pour éviter une gifle. Son portrait me fait frémir.
Et Norma – le visage mince, elle aussi. Les traits moins aigus, jolie, mais ressemblant beaucoup à sa mère. Ses cheveux retombant sur ses épaules adoucissent ses traits. Elles sont assises toutes deux sur le canapé du living-room.
C’est le visage de Rose qui a fait resurgir ces souvenirs épouvantables. Elle était pour moi deux personnes à la fois et je n’ai jamais trouvé le moyen de savoir laquelle des deux elle allait être. Peut-être le révélait-elle à d’autres par un geste de la main, un sourcil levé, un plissement du front – ma sœur connaissait ces signes d’orage et elle était toujours hors de portée quand la colère de ma mère éclatait – mais cela me prenait toujours au dépourvu. Je venais vers elle pour chercher un réconfort et sa colère tombait sur moi.
Et d’autres fois, ce serait de la tendresse et une étreinte chaude comme un bain, et des mains qui me caressaient les cheveux et le front et ces mots gravés au plus haut de la cathédrale de mon enfance.
Il est comme tous les autres enfants.
C’est un bon petit garçon.
Je nous revois, au-delà de la photo qui s’efface, mon père et moi penchés sur un berceau. Il me tient par la main et me dit : « La voilà. Tu ne dois pas la toucher parce qu’elle est toute petite, mais quand elle sera plus grande, tu auras une sœur pour jouer avec toi. »
Je vois ma mère dans le grand lit tout proche, le teint pâli et terreux, les bras mous sur le couvre-lit à fleurs, qui soulève anxieusement la tête. « Surveille-le, Matt… » C’était avant qu’elle ait changé envers moi, et je me rends compte maintenant que cela venait de ce qu’elle n’avait aucun moyen de savoir si Norma serait ou non comme moi. Ce fut plus tard, lorsqu’elle fut certaine que ses prières avaient été exaucées et que Norma montrait tous les signes d’une intelligence normale, que la voix de ma mère commença à ne plus avoir le même son. Non seulement sa voix, mais ses gestes, son attitude, tout changea. Comme si ses pôles magnétiques s’étaient inversés et qu’ils repoussaient maintenant ce qu’ils avaient attiré. Je vois aujourd’hui qu’à mesure que Norma s’épanouissait dans le jardin familial, je devenais une mauvaise herbe qu’on ne laisse subsister que là où on ne la voit pas, dans les coins et dans les endroits sombres.
À voir son visage dans le journal, je me mis soudain à la haïr. Il aurait mieux valu qu’elle ne tienne pas compte des médecins et des institutrices et des autres qui étaient si pressés de la convaincre que j’étais un idiot, la détournant de moi de telle façon qu’elle me montrât moins d’amour alors qu’il m’en fallait davantage.
À quoi cela pourrait-il servir de la voir maintenant ? Que pourrait-elle m’apprendre sur moi ? Et pourtant j’en ai la curiosité. Comment réagirait-elle ?
La revoir et revenir en arrière pour apprendre qui j’étais ? Ou l’oublier ? Le passé vaut-il d’être connu ? Pourquoi est-il si important pour moi de lui dire : « Maman, regarde-moi. Je ne suis plus un attardé. Je suis normal. Mieux que normal. Je suis un génie ! »
Mais même alors que j’essaie de la chasser de mon esprit, les souvenirs continuent de suinter du passé et de contaminer le présent. Un autre souvenir – alors que j’étais beaucoup plus grand.
Une querelle.
Charlie est couché dans son lit, les couvertures serrées autour de lui. La chambre est obscure, sauf le rai de lumière qui vient de la porte entrouverte et qui perce l’obscurité comme pour joindre deux mondes. Et il entend des voix ; il ne les comprend pas, mais il les ressent parce que leur âpreté vient de ce qu’il est question de lui. De plus en plus, il en arrive, chaque jour, à associer ce ton avec une irritation qui se rapporte à lui.
Il était presque endormi quand, dans le trait de lumière, les voix assourdies se sont haussées au ton de la dispute – celle de sa mère avec l’accent aigre de quelqu’un qui a l’habitude d’obtenir ce qu’elle veut par des crises de nerfs :
— Il faut qu’on l’envoie quelque part. Je ne le veux plus dans cette maison avec elle. Appelle le Dr Portman et dis-lui que nous voulons envoyer Charlie à l’Asile Warren.
La voix de mon père est ferme, apaisante :
— Mais tu sais très bien que Charlie ne lui ferait pas de mal. Cela ne peut pas avoir d’importance à cet âge.
— Comment le savons-nous ? Cela a peut-être un effet néfaste pour une enfant d’être élevée avec… quelqu’un comme lui à la maison.
— Le Dr Portman a dit…
— Portman a dit ! Portman a dit ! Je me fiche de ce qu’il a dit. Pense à ce que cela sera pour elle d’avoir un pareil frère. J’ai eu tort de croire pendant trop longtemps qu’il deviendrait comme les autres enfants en grandissant. Je l’avoue maintenant. Et cela vaudra mieux pour lui d’être mis à l’asile.
— Maintenant que tu as ta fille, tu as décidé que tu ne veux plus de lui.
— Tu crois que cela ne me fait rien ? Pourquoi me rends-tu cela encore plus difficile ? Pendant des années, tout le monde m’a dit qu’on devrait le mettre à l’asile. Le placer. Peut-être que là, avec ceux qui sont comme lui, il se trouvera mieux. Je ne sais plus ce qui est bien ou mal. Tout ce que je sais c’est que, maintenant, je n’ai pas l’intention de sacrifier ma fille pour lui.
Et bien que Charlie n’ait pas compris ce qui se passait entre eux, il est effrayé et s’enfonce sous les couvertures, les yeux grand ouverts, essayant de percer les ténèbres qui l’entourent.
Tel que je le vois maintenant, il n’est pas vraiment effrayé, mais il se replie sur lui-même, comme un oiseau ou un écureuil qui recule devant le geste brusque de celui qui lui donne à manger…, involontairement, instinctivement. La lumière qui passe par cette porte entrouverte m’en renvoie une claire vision. En voyant Charlie blotti sous ses couvertures, je voudrais pouvoir le réconforter, lui expliquer qu’il n’a rien fait de mal, qu’il est hors de son pouvoir de faire revenir sa mère à l’attitude qu’elle avait avant que sa sœur ne naisse. Là, dans son lit, Charlie ne comprenait pas ce qu’ils disaient, mais à présent cela fait mal. Si je pouvais agir dans le passé de mes souvenirs, je lui ferais voir combien elle me faisait souffrir.
Ce n’est pas le moment d’aller la voir. Pas avant que j’aie eu le temps de réfléchir à quoi cela me mènera.
Heureusement, par précaution, j’ai retiré mes économies de la banque dès mon arrivée à New York. Huit cent quatre-vingt-six dollars ne dureront pas longtemps, mais j’aurai le temps de me retourner.
Je me suis installé au Camden Hôtel dans la 41e Rue, à un bloc de Times Square. New York ! Tout ce que j’ai lu sur cette ville ! Gotham[2]… le creuset des races… Bagdad-sur-Hudson. La cité des lumières et des couleurs. Il est incroyable que j’aie vécu et travaillé toute ma vie à quelques stations de métro de là et que je ne sois venu qu’une fois à Times Square… avec Alice.
Il m’est difficile de me retenir de l’appeler au téléphone. J’ai commencé à former son numéro et je me suis arrêté plusieurs fois. Il faut que je me tienne éloigné d’elle.
J’ai tant de pensées emmêlées à tirer au clair. Je me dis que tant que je continuerai d’enregistrer mes comptes rendus au magnétophone, rien ne sera perdu ; le dossier sera complet. Qu’ils restent dans l’ombre un moment. J’ai été dans l’ombre plus de trente ans. Mais je suis fatigué à présent. Je n’ai pas pu m’endormir dans l’avion hier et je ne peux plus garder mes yeux ouverts. Je reprendrai à cet endroit demain.
16 juin. J’ai appelé Alice, mais j’ai raccroché avant qu’elle ne réponde. Aujourd’hui, j’ai trouvé un appartement meublé. Quatre-vingt-quinze dollars par mois, c’est plus que ce que je comptais dépenser, mais il est au coin de la 43e Rue et de la Dixième Avenue, et je peux aller à la bibliothèque en dix minutes afin de poursuivre mes lectures et mes études. L’appartement est au quatrième étage et comprend quatre pièces, dont l’une avec un piano de location. La propriétaire dit qu’un de ces jours, la maison de location viendra l’enlever. Mais d’ici là je pourrai peut-être apprendre à en jouer.
Algernon est un agréable compagnon. Aux repas, elle prend sa place à la petite table à abattants. Elle aime les bretzels et aujourd’hui elle a bu un peu de bière, tandis que nous regardions un match de base-ball à la télé. Je crois qu’elle était pour l’équipe des Yankees.
Je vais déménager la plus grande partie des meubles de la seconde chambre et l’utiliser pour Algernon. Je projette de lui construire un labyrinthe en trois dimensions avec des bouts de plastique que je peux acheter bon marché en ville. Il y a quelques variations complexes de labyrinthe que j’aimerais lui voir apprendre pour m’assurer qu’elle garde sa forme. Mais je vais voir si je peux lui trouver une autre motivation que la nourriture. Il doit y avoir d’autres récompenses qui l’inciteront à résoudre des problèmes.
La solitude me donne l’occasion de lire et de réfléchir et maintenant, les souvenirs me reviennent de nouveau – pour redécouvrir mon passé, pour découvrir qui je suis vraiment. Si les choses devaient tourner mal, j’aurais au moins cela.
19 juin. Rencontré Fay Lillman, ma voisine de palier. Je revenais de l’épicerie, chargé d’emplettes, et je m’aperçus que je m’étais « enfermé à l’extérieur ». Je me souvins que l’escalier de secours reliait la fenêtre de mon living-room avec l’appartement voisin.
La radio hurlait, je frappai donc à la porte d’en face, doucement d’abord, puis plus fort.
— Entrez ! La porte est ouverte !
Je poussai la porte et je m’immobilisai sur place. Debout devant un chevalet, une blonde élancée, en soutien-gorge et petite culotte rose, peignait.
— Excusez-moi ! fis-je, le souffle coupé. (Je refermai la porte, puis je criai de dehors :) Je suis votre voisin d’en face. Je me suis mis à la porte et j’aurais voulu utiliser l’escalier de secours pour rentrer chez moi par la fenêtre.
La porte s’ouvrit et elle me regarda, toujours aussi peu vêtue, un pinceau dans chaque main et les mains sur les hanches.
— Vous ne m’avez pas entendu vous dire d’entrer ?
Elle me fit pénétrer dans son appartement, repoussa une boîte en carton pleine de détritus :
— Faites pas attention à ces saletés.
Je crus qu’elle devait avoir oublié – ou ne pas s’être rendu compte – qu’elle était plus qu’à moitié nue, et je ne savais pas où regarder. Je m’efforçais de poser mes yeux ailleurs, sur les murs, au plafond, n’importe où mais pas de son côté.
La pièce était dans un désordre indescriptible. Avec des douzaines de petites tables pliantes, toutes couvertes de tubes de peinture tordus, dont la plupart ressemblaient à des serpents racornis, sous leur croûte de peinture sèche, mais certains restaient vivants et bavaient des rubans de couleur. Des tubes, des pinceaux, des chiffons, des morceaux de cadre et de toile étaient éparpillés partout. Une odeur épaisse de peinture, d’huile de lin et de térébenthine planait dans la pièce – mêlée au bout d’un moment à un léger parfum de bière éventée. Trois énormes fauteuils rembourrés et un canapé vert, minable, disparaissaient sous des piles de vêtements en fouillis et sur le plancher traînaient des souliers, des bas et des sous-vêtements, comme si elle avait l’habitude de se déshabiller en marchant et de jeter ses affaires au hasard. Le tout était recouvert d’une mince couche de poussière.
— Alors, vous êtes Mr Gordon ? dit-elle en me regardant. J’avais une envie folle de jeter un coup d’œil sur vous depuis que vous avez emménagé. Asseyez-vous donc.
Elle ramassa un tas de vêtements sur l’un des fauteuils et s’en déchargea sur le canapé encombré.
Ainsi, vous avez finalement décidé de faire une visite à vos voisins. Je vais vous chercher à boire ?
— Vous êtes peintre ? balbutiai-je, ne sachant quoi dire.
J’étais complètement décontenancé à l’idée que, d’un moment à l’autre, elle s’apercevrait qu’elle était à demi nue, pousserait un cri et se précipiterait dans sa chambre. J’essayai de regarder n’importe quoi, mais pas elle.
— De la bière blonde ou brune ? Je n’ai rien d’autre ici, sauf du madère pour la cuisine. Vous n’en voulez pas, – non ?
— Je ne peux pas rester, dis-je en reprenant possession de moi-même et en fixant mon regard sur un grain de beauté à gauche sur son menton. Je me suis mis à la porte de mon appartement. Je voulais y rentrer par l’escalier de secours. Il relie nos fenêtres.
— Faites donc, dit-elle. Ces satanées serrures perfectionnées sont absolument idiotes. Je me suis mise moi-même trois fois à la porte d’ici la première semaine – une fois, je suis restée dans le hall une demi-heure complètement à poil. J’étais sortie pour prendre mon lait, et cette sacrée porte s’est claquée derrière moi. J’ai fait sauter cette fichue serrure et je n’en ai pas remis depuis.
Je dois avoir fait une drôle de tête, car elle a éclaté de rire :
— Bon, vous voyez à quoi servent ces maudites serrures. Elles vous mettent à la porte et elles ne vous protègent pas beaucoup, n’est-ce pas ? Quinze cambriolages dans ce bon sang d’immeuble et tous dans des appartements fermés au verrou. Personne n’a jamais forcé ma porte pour entrer, bien qu’elle soit toujours ouverte. Ils auraient d’ailleurs bougrement du mal à trouver ici un objet de valeur.
Lorsqu’elle insista encore pour que je boive une bière avec elle, j’acceptai. Tandis qu’elle allait en chercher dans la cuisine, je regardai de nouveau autour de moi. Ce que je n’avais pas encore remarqué, c’est que le mur derrière moi avait été débarrassé – tous les meubles poussés d’un côté de la pièce ou au milieu, de manière que ce mur (dont le plâtre avait été arraché pour laisser voir les briques) serve de cimaise. Des peintures y étaient accrochées jusqu’au plafond et d’autres entassées les unes contre les autres sur le plancher. Plusieurs étaient des autoportraits dont deux nus. Le tableau auquel elle travaillait lorsque j’étais entré, celui qui était sur le chevalet, était également un nu en buste d’elle-même, avec des cheveux longs. Ils n’étaient pas coiffés comme maintenant en tresses blondes enroulées autour de la tête à la manière d’une couronne – mais retombaient sur ses épaules et une partie de ses longues boucles revenait en avant, entre ses seins. Elle les avait peints insolemment dressés et fermes avec des bouts d’un incroyable rouge bonbon. Quand je l’entendis revenir avec la bière, je m’écartai vivement du chevalet, non sans trébucher sur quelques livres, et je feignis de m’intéresser à un petit paysage d’automne accroché au mur.
Je fus soulagé de voir qu’elle avait passé un léger peignoir plutôt usé, mais même s’il avait des trous là où il ne fallait pas, je pus la regarder en face pour la première fois. Elle n’était pas exactement jolie, mais ses yeux bleus et son petit nez retroussé lui donnaient un air félin qui contrastait avec ses mouvements énergiques, athlétiques. Elle avait environ trente-cinq ans ; elle était mince et bien proportionnée. Elle posa les boîtes de bière sur le parquet de bois, s’assit à côté, appuyée au canapé, et m’invita à en faire autant.
— Je trouve le plancher plus confortable que ces fauteuils, déclara-t-elle en buvant sa bière à la boîte. Non ?
Je lui dis que je n’y avais jamais réfléchi, elle rit et ajouta que j’avais une bonne tête. Elle avait envie de parler d’elle-même. Elle préférait éviter Greenwich Village, dit-elle, parce que là, au lieu de peindre, elle passerait tout son temps dans les bars et les cafés.
— On est mieux ici, loin des barbouilleurs et des amateurs. Ici, je peux faire ce que je veux et personne ne vient ricaner. Vous n’êtes pas un ricaneur, n’est-ce pas ?
Je haussai les épaules en essayant de ne pas remarquer la poussière qui souillait mon pantalon et mes mains.
— Je pense qu’on ricane tous d’une chose ou d’une autre. Vous ricanez bien des barbouilleurs et des amateurs, non ?
Au bout d’un moment, je dis que je ferais mieux de passer chez moi. Elle repoussa une pile de bouquins de devant la fenêtre et j’enjambai un tas de journaux et de sacs de papier emplis de bouteilles de bière vides.
— Un de ces jours, soupira-t-elle, il faudra que je les rende pour me faire rembourser.
Je grimpai sur le rebord de la fenêtre et gagnai l’escalier de secours. Quand j’eus ouvert ma fenêtre, je revins chercher mes emplettes, mais avant que je puisse dire merci et au revoir, elle passa sur l’escalier de secours et me suivit :
— Allons voir votre appartement. Je n’y suis jamais entrée. Avant que vous emménagiez, les deux petites vieilles, les sœurs Wagner, ne m’auraient même pas dit bonjour.
Elle se glissa par la fenêtre après moi et s’assit sur le bord.
— Entrez donc, dis-je en posant mes provisions sur la table. Je n’ai pas de bière, mais je peux vous faire une tasse de café.
Mais elle regardait au-delà de moi, les yeux ronds d’incrédulité.
— Mon Dieu ! Je n’ai jamais vu un endroit aussi bien rangé que celui-ci. Qui pourrait imaginer qu’un homme qui vit seul puisse tenir sa maison si en ordre ?
Je n’ai pas toujours été comme cela, m’excusai-je. Ce n’est que depuis que je me suis installé ici. Tout était en ordre quand j’ai emménagé et cela m’a poussé à le garder ainsi. Cela me gêne maintenant quand il y a du désordre.
Elle quitta le bord de la fenêtre pour explorer l’appartement.
— Hé, dit-elle soudain, aimez-vous danser ? Vous savez
Elle écarta les bras et exécuta un pas compliqué en fredonnant un air sud-américain :
— Dites-moi que vous dansez et je sauterai de joie.
— Le fox-trot seulement, dis-je, et encore pas très bien.
Elle haussa les épaules :
— Je suis folle de danse, mais personne que je connaisse – et qui me plaise – n’est bon danseur. Il faut que je me pomponne une fois de temps en temps et que j’aille danser au Stardust Ballroom. La plupart des types qui traînent là-dedans ont plutôt mauvais genre, mais ils savent danser.
Elle poussa un soupir en regardant autour d’elle :
— Je vous avouerai que je n’aime pas tellement un endroit aussi bien rangé que celui-ci. En tant qu’artiste… ce sont les lignes qui me frappent. Toutes ces lignes droites sur les murs, sur le plancher, dans les coins et qui forment des boîtes… comme des cercueils. Le seul moyen que j’aie de me débarrasser de ces boîtes, c’est de boire quelques verres. Alors, toutes les lignes se mettent à onduler et à se tortiller, et je trouve que tout va beaucoup mieux dans le monde. Quand tout est bien droit et aligné comme ça, j’en suis malade. Hou ! si je vivais ici, faudrait que je sois soûle tout le temps !
Soudain, elle se retourna vers moi :
— Dites, pouvez-vous me prêter cinq dollars jusqu’au 20 ? C’est la date à laquelle arrive le chèque de ma pension alimentaire. Je ne me laisse pas démunir habituellement, mais j’ai eu un ennui la semaine dernière.
Avant que je puisse répondre, elle poussa un cri et s’élança vers le piano installé dans le coin de la pièce.
— Je savais jouer du piano. Je vous ai entendu en jouer quelquefois, et je me suis dit : « Ce type est drôlement bon. » Je sais maintenant que c’est pour ça que je voulais vous rencontrer, même avant de vous avoir vu. Il y a si longtemps que je n’en ai pas joué.
Elle tapotait déjà sur le clavier, tandis que j’allais dans la cuisine pour faire du café.
— Vous pourrez venir en jouer quand vous voudrez, dis-je.
Je ne sais pas pourquoi je devenais subitement si accueillant, mais tout en elle appelait à la générosité.
— Je ne laisse pas encore ma porte ouverte, mais la fenêtre n’est pas fermée et si je ne suis pas là, tout ce que vous avez à faire, c’est de passer par l’escalier de secours. De la crème et du sucre dans votre café ?
Comme elle ne répondait pas, je regardai dans le salon. Elle n’y était plus, et tandis que j’allais vers la fenêtre, j’entendis sa voix dans la chambre d’Algernon :
— Hé, qu’est-ce que c’est que ça ?
Elle examinait le labyrinthe en trois dimensions que j’avais construit. Elle l’étudia, puis poussa un autre petit cri.
— De la sculpture moderne ! Rien que des boîtes et des lignes droites !
— C’est un labyrinthe spécial, expliquai-je. Un dispositif complexe d’enseignement pour Algernon.
Mais elle tournait autour, très excitée :
— Ils en seraient absolument emballés au Musée d’Art Moderne !
— Ce n’est pas de la sculpture, insistai-je.
J’ouvris la cage-habitation d’Algernon qui était reliée au labyrinthe, et je lui en ouvris la porte.
— Grand Dieu ! souffla-t-elle. Une sculpture avec un élément vivant. Charlie, c’est la trouvaille la plus formidable depuis les automobiles compressées et les boîtes de conserves !
J’essayai d’expliquer, mais elle maintenait que l’élément vivant marquerait dans l’histoire de la sculpture. Ce ne fut que lorsque je vis l’éclair de malice dans ses yeux rieurs que je me rendis compte qu’elle me taquinait.
— Cela pourrait être de l’art autoreproducteur, continua-t-elle, une expérience créative pour l’amateur d’art. On y met une autre souris et quand elles ont des petits, on en garde une pour la perpétuation de l’élément vivant. Votre œuvre atteint l’immortalité, et tous les gens à la mode en achètent des reproductions comme objet d’art. Comment est-ce que vous l’appellerez ?
— Bon, soupirai-je, j’abandonne…
Non, lança-t-elle, en tapant le dôme de plastique sous lequel Algernon avait déjà trouvé son chemin jusqu’à la cagette d’arrivée. J’abandonne, cela fait trop cliché. Qu’est-ce que vous diriez de La vie n’est qu’un labyrinthe ?
— Vous êtes folle ?
— Bien sûr !
Elle virevolta et fit une révérence :
— Je me demandais quand vous vous en apercevriez.
À peu près à ce moment, le café bouillit.
Elle avait bu sa tasse à moitié quand elle sursauta et déclara qu’il fallait qu’elle file parce qu’elle était déjà en retard d’une demi-heure à un rendez-vous avec quelqu’un qu’elle avait rencontré dans une exposition de tableaux.
— Vous aviez besoin d’un peu d’argent, dis-je.
Elle plongea la main dans mon portefeuille entrouvert et en tira un billet de cinq dollars.
— Jusqu’à la semaine prochaine, dit-elle, quand je recevrai mon chèque. Merci mille fois.
Elle froissa le billet, envoya un baiser à Algernon et, avant que je puisse dire un mot, elle était passée par la fenêtre sur l’escalier de secours et avait disparu. Je restai là, bouche bée.
Elle est tellement attirante. Si pleine de vie et d’entrain. Sa voix, ses yeux, tout en elle est une incitation. Et elle ne vit qu’à quelques pas, par la fenêtre et l’escalier de secours.
20 juin. Peut-être aurais-je dû attendre avant d’aller voir Matt, ou ne pas aller le voir du tout. Je ne sais pas. Rien ne se passe de la manière que j’escompte. Sachant que Matt avait ouvert une boutique de coiffeur dans le Bronx, ce ne fut pas difficile de le trouver. Je me souvenais qu’il avait été représentant pour une maison d’articles de coiffeur de New York. Cela me conduisit à la Métro Barber Shop Supplies, qui avait un compte au nom de Gordons Barber Shop, Wentworth Street, dans le Bronx.
Matt avait souvent parlé d’avoir une boutique de coiffeur à lui. Il avait horreur de faire de la représentation. Quelles batailles ils avaient eu entre eux ! Rose hurlant qu’être représentant était au moins une situation convenable, mais qu’elle ne voudrait jamais d’un coiffeur comme mari. Holala ! Ce que Margaret Phinney ricanerait d’une « femme de coiffeur ». Et Lois Meiner, dont le mari était expert d’assurances à l’Alarm Casualty Company ? Elle la toiserait avec mépris !
Tout au long des années pendant lesquelles il travailla comme représentant, en prenant son métier toujours plus en grippe (surtout après avoir vu le film tiré de Mort d’un Commis-Voyageur), Matt avait rêvé d’être un jour son propre patron. Il devait avoir eu cela sans cesse à l’esprit, quand il parlait de faire des économies et qu’il me coupait les cheveux dans le sous-sol. Une excellente coupe de cheveux, se vantait-il, beaucoup mieux que ce que j’aurais eu chez un coiffeur bon marché du quartier. Quand il quitta Rose, il quitta aussi la représentation, et je l’admirais pour cela.
J’étais ému à l’idée de le voir. Mes souvenirs étaient chaleureux. Matt m’avait accepté tel que j’étais. Avant Norma, lorsque cessaient les discussions à propos de l’argent ou de l’impression que je pouvais faire sur les voisins, il savait affirmer qu’il fallait me laisser tranquille au lieu de me pousser à faire ce que faisaient les autres enfants. Et après Norma : que j’avais le droit d’avoir une vie à moi, même si je n’étais pas comme les autres. Il me défendait toujours. J’avais hâte de voir l’expression de son visage. Il était quelqu’un que je pourrais associer à ma vie.
Wentworth Street était dans un quartier délabré du Bronx. Beaucoup des boutiques de la rue avaient un écriteau « À louer » à la devanture, et les autres étaient fermées pour la journée. Mais à peu de distance de l’arrêt du bus, une enseigne de coiffeur se dressait comme un sucre d’orge rouge et blanc, lumineux.
Il n’y avait personne dans la boutique, sauf le coiffeur qui lisait un magazine dans le fauteuil le plus proche de la vitrine. Quand il leva les yeux vers moi, je reconnus Matt – trapu, rougeaud, vieilli, et presque chauve avec une frange de cheveux gris autour de la tête. En me voyant sur le seuil, il rejeta son magazine.
Pas d’attente. C’est à vous.
J’hésitai et il se méprit.
Habituellement, je ne suis pas ouvert à cette heure-ci, monsieur. J’avais un rendez-vous avec un client régulier, mais il n’est pas venu. C’est une chance pour vous que je me sois assis pour me reposer les pieds. Vous aurez la meilleure coupe de cheveux et vous serez mieux rasé que n’importe où ailleurs dans le Bronx.
Quand je me laissai attirer dans la boutique, il s’affaira autour de moi, sortit des ciseaux, des peignes et une serviette propre.
Tout est hygiénique comme vous pouvez voir, et on ne pourrait pas en dire autant de la plupart des coiffeurs des environs. Les cheveux et la barbe ?
Je m’installai dans le fauteuil. Incroyable qu’il ne me reconnaisse pas alors que je le reconnaissais si bien. Il fallut que je me rappelle qu’il ne m’avait pas vu depuis plus de quinze ans, et que mon apparence avait encore plus changé dans les derniers mois. Il me considérait dans la glace maintenant qu’il m’avait recouvert de la grande serviette rayée, et une vague lueur de reconnaissance plissa son front.
— Le complet, lui dis-je en montrant le tarif syndical, cheveux, barbe, shampooing, bronzage.
Ses sourcils se soulevèrent.
Je dois rencontrer quelqu’un que je n’ai pas vu depuis longtemps, expliquai-je, et je tiens à faire la meilleure impression possible.
C’était effrayant de le sentir me couper les cheveux de nouveau. Peu après, quand il repassa son rasoir sur le cuir, le crissement me crispa un peu. Je penchai la tête sous la pression légère de sa main et je sentis la lame gratter minutieusement ma nuque. Je fermai les yeux et attendis. C’était comme si je retournais sur la table d’opération.
Les muscles de mon cou se nouèrent et brusquement se contractèrent. La lame me fit une petite entaille juste au-dessus de la pomme d’Adam.
— Oh ! s’exclama-t-il. Oh ! mon Dieu ! Vous avez bougé. Oh ! je suis affreusement désolé.
Il se précipita pour humecter une serviette dans le lavabo.
Dans la glace, je suivais la goutte rouge brillante qui coulait lentement le long de mon cou. Tout énervé et s’excusant, il l’essuya avant qu’elle n’atteigne la grande serviette.
En le regardant aller et venir, avec une adresse inattendue chez un homme aussi massif, je me sentis coupable de mon manque de franchise. J’aurais voulu lui dire qui j’étais et qu’il passe son bras autour de mes épaules pour que nous parlions comme autrefois, mais j’attendis tandis qu’il tapotait ma coupure avec de la poudre styptique.
Il finit de me raser en silence, puis approcha la lampe solaire de mon fauteuil, me mit sur les yeux des tampons frais de coton imbibé d’hamamélis. Alors, dans cette obscurité intérieure teintée de rouge, je vis ce qui s’était passé le soir où il m’avait emmené de la maison pour la dernière fois.
Charlie est endormi dans sa chambre, mais il se réveille en entendant sa mère crier. Il a appris à dormir en dépit de leurs querelles ; il y en a chaque jour à la maison. Mais ce soir, il y a un accent terriblement faux dans cette colère. Il se blottit contre son oreiller et écoute.
— Je n’y peux rien ! Il faut qu’il s’en aille ! Nous devons penser à elle. Je ne veux pas qu’elle revienne tous les jours à la maison en pleurant parce que les autres se sont moqués d’elle. Nous ne pouvons pas lui enlever sa chance d’avoir une vie normale, à cause de lui.
— Que veux-tu faire ? Le mettre à la rue ?
— Le placer. L’envoyer à l’Asile Warren.
— Nous aurons le temps d’en reparler demain matin.
— Non. Tout ce que tu sais faire, c’est parler, parler, et tu n’agis pas. Je n’en veux plus ici, pas un jour de plus. C’est maintenant… ce soir…
— Voyons, sois raisonnable, Rose. Il est trop tard pour faire quoi que ce soit… ce soir. Tu cries si fort que tous les voisins vont t’entendre.
— Ça m’est égal. Il s’en va ce soir. Je ne peux plus le voir…
— Tu deviens invivable, Rose. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je te préviens… Emmène-le d’ici.
— Pose ce couteau.
— Je ne supporterai pas que la vie de ma fille soit gâchée.
— Tu es folle. Range ce couteau.
— Mieux vaut qu’il soit mort. Il ne sera jamais capable de mener une vie normale. Mieux vaut…
— Tu perds complètement la tête. Pour l'amour de Dieu, calme-toi !
— Alors, emmène-le. Maintenant… ce soir.
— Bon. Je vais l’emmener chez Herman pour cette nuit, et demain, on verra comment le faire admettre à l’Asile Warren.
Un silence. Dans le noir, je sens un frisson passer sur la maison, puis s’élève la voix de Matt, moins affolée que celle de Rose :
— Je sais ce que tu as enduré avec lui, et je ne peux pas te blâmer d’avoir peur. Je vais l’emmener chez Herman. Est-ce que cela te satisfera ?
— C’est tout ce que je te demande. Ta fille a le droit de vivre, elle aussi.
Matt vient dans la chambre de Charlie et habille son fils, et bien que le petit garçon ne comprenne pas ce qui arrive, il a peur. Quand ils passent la porte, elle regarde ailleurs. Peut-être tente-t-elle de se convaincre qu’il est déjà sorti de sa vie – qu’il n’existe plus. En passant, Charlie voit, sur la table de la cuisine, le grand couteau avec lequel elle découpe les rôtis, et il sent vaguement qu’elle voulait lui faire du mal. Elle voulait lui enlever quelque chose pour le donner à Norma.
Lorsqu’il se retourne pour la regarder, elle a pris un chiffon pour nettoyer l’évier.
Quand la coupe de cheveux, le rasage, le bronzage et le reste furent terminés, je m’attardai dans le fauteuil, me sentant léger, net et propre. Matt m’enleva prestement la grande serviette et prit un miroir pour que je voie ma nuque. Tandis que je me voyais dans la glace devant moi en train de me regarder dans le miroir qu’il tenait derrière ma tête, celui-ci s’inclina un instant sous un angle qui donnait une illusion de profondeur ; des rangées indéfinies de moi, en train de me regarder… de me regarder… me regarder… regarder… garder…
Lequel étais-je ? Lequel ?
J’avais envie de ne rien lui dire. Quel bien cela lui ferait-il de savoir ? Je ferais mieux de m’en aller simplement sans révéler qui j’étais. Puis je me rappelai que je voulais qu’il sache. Il fallait qu’il sache que j’étais vivant, que j’étais quelqu’un. Je voulais qu’il se vante de moi auprès de ses clients demain quand il leur couperait les cheveux ou les raserait. Cela donnerait à tout cela une réalité. Quand il saurait que je suis son fils, alors je serais une personne.
— Maintenant que tu m’as enlevé tous ces poils de la figure, peut-être me reconnais-tu ? dis-je en me levant, attendant un signe de reconnaissance.
Il fronça les sourcils :
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Une blague ?
Je l’assurai que ce n’était pas une blague et que s’il me regardait et réfléchissait bien, il me reconnaîtrait. Il haussa les épaules et se tourna pour ranger ses peignes et ses ciseaux.
— Je n’ai pas le temps de jouer aux devinettes. Il faut que je ferme. Ça fait trois dollars cinquante.
Et alors, s’il ne se souvenait pas de moi ? Si tout cela n’était qu’un rêve absurde ? Il tendit la main, mais je ne fis pas le geste de sortir mon portefeuille. Il fallait qu’il se souvienne de moi. Il fallait qu’il me reconnaisse.
Mais non – bien sûr que non – et quand je sentis ce goût amer dans ma bouche et cette moiteur sur mes paumes, je sus que, dans un instant, j’allais être malade. Mais je ne voulais pas de cela devant lui.
— Hé, ça ne va pas ?
— Si… attendez…
Je m’effondrai dans l’un des fauteuils chromés et je me penchai en avant pour reprendre ma respiration, pour que le sang me remonte à la tête. Tout me tournait dans l’estomac. Oh ! mon Dieu, faites que je ne m’évanouisse pas maintenant. Faites que je ne me rende pas ridicule devant lui.
— De l’eau… un peu d’eau, s’il vous plaît…
Pas tellement pour boire, mais pour qu’il s’en aille. Je ne voulais pas qu’il me voie comme cela après tant d’années. Quand il revint avec un verre, je me sentais un peu mieux.
— Voilà, buvez ça. Reposez-vous une minute. Ça va passer.
Il me considéra avec de grands yeux tandis que je buvais l’eau fraîche et je vis qu’il fouillait dans ses souvenirs à demi oubliés.
— Est-ce que je vous ai vraiment connu quelque part ?
— Non… Je me sens tout à fait bien. Je vais m’en aller.
Comment aurais-je pu lui dire ? Que devais-je lui dire ? Voyons, regarde-moi. Je suis Charlie, le fils que tu as rayé de ta vie ? Non pas que je te le reproche, mais je suis là, en meilleure forme que jamais. Mets-moi à l’épreuve. Pose-moi des questions. Je parle vingt langues vivantes et mortes ; je suis un génie mathématique, et je compose un concerto pour piano dont on se souviendra longtemps après que j’aurai disparu.
Comment pouvais-je lui dire ?
Que c’était absurde d’être assis dans sa boutique et d’attendre qu’il me caresse la tête en disant : « Tu es un bon garçon. » Je voulais son approbation, la vieille lueur de satisfaction qui passait sur son visage quand j’avais appris à nouer les lacets de mes chaussures ou à boutonner mon sweater. J’étais venu là pour cela, mais je savais que je ne l’obtiendrais pas.
— Vous voulez que j’appelle un médecin ?
Je n’étais pas son fils. Mais un autre Charlie. L’intelligence et le savoir m’avaient changé et il m’en voudrait – comme ceux de la boulangerie m’en voulaient – parce que mon avance l’humilierait. Je ne voulais pas de cela.
— Je me sens mieux, dis-je. Excusez-moi de vous avoir ennuyé.
Je me levai en m’assurant que mes jambes étaient solides.
— Ça doit être venu de ce que j’ai mangé. Maintenant, je vais vous laisser fermer.
Je me dirigeai vers la porte, mais sa voix m’arrêta sèchement :
— Hé, une minute !
— Ses yeux me regardèrent avec soupçon :
— Qu’est-ce que vous imaginez ?
— Je ne comprends pas.
Il allongea la main, en frottant le pouce contre l’index.
— Vous me devez trois dollars cinquante.
Je m’excusai en le payant, mais je vis qu’il ne me croyait pas. Je lui donnai cinq dollars et je lui dis de garder la monnaie, puis je sortis en hâte de la boutique sans regarder derrière moi.
21 juin. J’ai ajouté des séquences de temps, d’une complexité croissante, à mon labyrinthe tri-dimensionnel et Algernon les apprend facilement. Il est inutile de la récompenser par de la nourriture ou de l’eau. Elle semble apprendre pour le plaisir de résoudre le problème – la réussite paraît être pour elle une récompense suffisante.
Mais, comme Burt l’a fait remarquer au congrès, son comportement est désordonné. Parfois, après un parcours ou même pendant, elle se met en rage, se jette contre les parois du labyrinthe, ou se roule en boule et refuse tout travail. Est-ce de la frustration ? Ou est-ce plus profond ?
17 h 30. Cette folle de Fay est arrivée par l’escalier de secours, cet après-midi, avec une autre souris blanche – à peu près deux fois plus menue qu’Algernon – pour lui tenir compagnie. Elle est vite venue à bout de mes objections et m’a convaincu que cela ferait du bien à Algernon d’avoir une compagnie. Après que je me fus assuré par moi-même que la petite « Minnie » avait une bonne santé et de bonnes manières, je cédai. J’étais curieux de voir ce qu’Algernon ferait en présence d’une compagne. Mais lorsque nous eûmes placé Minnie dans la cage d’Algernon, Fay me saisit le bras et m’entraîna hors de la pièce.
— Laissons-les maintenant ! s’exclama-t-elle.
Elle alluma la radio et s’approcha de moi l’air menaçant :
— Je vais vous apprendre les derniers pas à la mode.
Comment pourrait-on se fâcher avec une fille comme Fay ?
En tout cas, je suis content qu’Algernon ne soit plus seule.
23 juin. Tard hier soir, j’entendis rire dans le hall et cogner à ma porte. C’était Fay et un homme.
— Salut, Charlie, pouffa-t-elle, en me voyant. Leroy, je vous présente Charlie, mon voisin d’en face. Un merveilleux artiste. Il fait de la sculpture avec un élément vivant.
Leroy la prit par le bras pour l’empêcher de se cogner contre le mur. Il me regarda, gêné, et marmotta quelques banalités.
— J’ai rencontré Leroy au Stardust Ballroom, expliqua-t-elle. C’est un danseur formidable.
Elle fit mine d’entrer chez elle, puis repoussa le garçon.
— Hé, s’écria-t-elle, pouffant encore de rire, pourquoi n’invitons-nous pas Charlie à venir boire, cela fera une petite fête.
Leroy ne trouvait pas l’idée bonne.
Je formulai une vague excuse et je les laissai. Derrière ma porte fermée, je les entendis rire en entrant chez elle et quand j’essayai de lire, des images ne cessèrent de m’assaillir l’esprit : un grand lit blanc… des draps frais… tous les deux dans les bras l’un de l’autre.
J’aurais voulu téléphoner à Alice, mais je ne le fis pas. Pourquoi me torturer ? Je ne réussissais même pas à me représenter le visage d’Alice. Je pouvais imaginer Fay, habillée ou déshabillée, à volonté, avec ses yeux bleus pétillants et ses cheveux blonds tressés, enroulés autour de sa tête comme une couronne. Fay était nette, mais Alice était enveloppée de brouillard.
Une heure plus tard environ, des cris retentirent dans l’appartement de Fay, puis elle hurla, et me parvint le bruit d’objets fracassés. Mais au moment où je me levais pour aller voir si elle avait besoin d’aide, la porte claqua et Leroy s’en alla en jurant. Quelques minutes après, j’entendis frapper doucement à la fenêtre de mon living-room. Elle était ouverte, Fay se glissa à l’intérieur et s’assit sur le rebord, son kimono de soie noire laissant voir des jambes ravissantes.
— Salut, chuchota-t-elle, vous auriez une cigarette ?
Je lui en tendis une et elle descendit de la fenêtre sur le canapé.
— Ouf ! souffla-t-elle. Je peux généralement me défendre seule. Mais il y a des types qui sont si excités que tout ce qu’on peut faire, c’est de les tenir à distance.
— Ah ! dis-je, vous l’avez amené ici pour le tenir à distance !
Elle remarqua le ton de ma voix et me lança un regard aigu :
— Vous n’approuvez pas ?
— Je n’ai aucun droit de désapprouver. Mais si vous ramassez un type dans un dancing, vous devez vous attendre à ce qu’il vous fasse des propositions. Il a le droit de tenter sa chance avec vous.
Elle secoua la tête :
— Je vais au Stardust Ballroom parce que j’aime danser, et je ne vois pas pourquoi, si je laisse un garçon me raccompagner à la maison, je devrais coucher avec lui. Vous ne pensez tout de même pas que j’ai couché avec lui, non ?
L’image qui m’était venue d’eux dans les bras l’un de l’autre remonta à la surface comme une bulle de savon.
— Mais si cela avait été vous, le garçon, reprit-elle, cela aurait été différent.
— Que voulez-vous dire ?
— Simplement ce que je dis. Si vous me le demandiez, je coucherais volontiers avec vous.
J’essayai de garder mon sang-froid.
— Merci, dis-je. Je m’en souviendrai. Puis-je vous faire une tasse de café ?
— Charlie, je n’arrive pas à vous comprendre. La plupart des hommes me trouvent à leur goût, ou pas, et je le sais tout de suite. Mais on dirait que vous avez peur de moi. Vous n’êtes pas homosexuel, n’est-ce pas ?
— Grand Dieu, non !
— Je veux dire par là que vous n’avez pas besoin de me le cacher, parce qu’alors, nous pourrions être simplement de bons amis. Mais il faudrait que je le sache.
— Je ne suis pas un homosexuel. Ce soir, quand vous êtes rentrée chez vous avec ce type, j’aurais voulu que ce soit moi.
Elle se pencha en avant et le décolleté de son kimono laissa voir ses seins. Elle me passa les bras autour du cou, attendant que je fasse quelque chose. Je savais ce qu’elle espérait de moi, et je me dis qu’il n’y avait aucune raison de ne pas le faire. J’avais la sensation qu’il n’y aurait pas de panique cette fois… pas avec elle. Après tout, ce n’était pas moi qui faisais des avances. Et elle était différente de toutes les femmes que j’avais rencontrées auparavant. Peut-être était-elle ce qu’il me fallait à ce niveau émotionnel.
Je la pris dans mes bras.
— Là, c’est mieux, roucoula-t-elle. Je commençais à croire que je ne vous plaisais pas.
— Vous me plaisez, murmurai-je en posant mes lèvres sur sa gorge.
Mais en le faisant, je nous vis tous les deux, comme si j’étais une tierce personne debout sur le seuil de la chambre. Je regardais un homme et une femme dans les bras l’un de l’autre. Me voir comme cela à distance me coupa mes moyens. Pas de panique, c’est vrai, mais aucun émoi, aucun désir.
— Chez vous ou chez moi ? demanda-t-elle.
— Attendez une minute.
— Qu’y a-t-il ?
— Peut-être vaudrait-il mieux pas. Je ne me sens pas bien ce soir.
Elle me considéra d’un air interrogateur :
— Il n’y a pas autre chose ?… Quelque chose que vous voudriez que je fasse ? Vous savez, je suis toute disposée…
— Non, ce n’est pas cela, dis-je vivement. Je ne me sens pas bien ce soir, simplement.
J’étais curieux de connaître les moyens qu’elle avait d’exciter un homme, mais ce n’était pas le moment d’en faire l’expérience. La solution de mon problème était ailleurs.
Je ne savais pas quoi lui dire d’autre. J’aurais voulu qu’elle s’en aille, et je ne voulais pas qu’elle parte. Elle m’étudiait et finalement elle me dit :
— Voyons, cela ne vous ennuie pas que je passe la nuit ici ?
— Pourquoi ?
Elle haussa les épaules.
— Je vous aime bien. Je ne sais pas. Leroy pourrait revenir. Des tas de raisons. Si vous ne voulez pas que…
Elle m’avait encore pris au dépourvu. J’aurais pu trouver des tas d’excuses pour me débarrasser d’elle, mais je cédai.
— Auriez-vous du gin ? demanda-t-elle.
— Non, je ne bois pas beaucoup.
— J’en ai un peu chez moi. Je vais aller le chercher.
Avant que j’aie pu la retenir, elle avait passé la fenêtre et quelques minutes après, elle revint avec une bouteille aux trois quarts pleine, et un citron. Elle prit deux verres dans la cuisine et versa un peu de gin dans chacun d’eux.
— Là, voilà, dit-elle. Cela vous fera du bien. Cela va démolir toutes ces lignes droites. C’est cela qui vous tracasse. Tout est trop ordonné, trop rectiligne et vous êtes littéralement enfermé là-dedans. Comme Algernon dans sa sculpture, là-bas.
Je ne voulais pas, d’abord, mais je me sentis si ridicule que je me dis pourquoi pas. Cela ne pouvait pas rendre la situation pire, et cela pourrait peut-être atténuer cette sensation de me regarder avec des yeux qui ne comprenaient pas ce que je faisais.
Elle me soûla.
Je me souviens du premier verre et de m’être couché, et qu’elle se glissa dans le lit à côté de moi, la bouteille à la main. Et c’est tout jusqu’au milieu de cet après-midi quand je m’éveillai avec la bouche pâteuse et mal à la tête.
Elle dormait encore, tournée vers le mur, l’oreiller tassé sous sa nuque. Sur la table de nuit, à côté du cendrier débordant de mégots écrasés, se dressait la bouteille vide, mais la dernière image dont je me souvenais avant que le rideau fût tombé, c’était de m’être vu boire le second verre.
Elle s’étira et roula vers moi – nue. Je me reculai et tombai du lit. Je saisis une couverture pour l’enrouler autour de moi.
— Bonjour, dit-elle en bâillant. Tu sais ce que j’ai envie de faire un de ces jours ?
— Quoi donc ?
— De te peindre tout nu. Comme le David de Michel-Ange. Tu seras beau… Tu vas bien ?
Je hochai la tête :
— À part la migraine. Est-ce que… j’ai trop bu hier soir ?
Elle éclata de rire et s’appuya sur un coude.
Tu en tenais une bonne. Et alors, ce que tu t’es drôlement conduit… je ne veux pas dire comme un homo ou n’importe quoi de ce genre, mais bizarre.
— Comment ? dis-je en m’efforçant d’arranger la couverture pour pouvoir marcher, qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’ai-je fait ?
— J’ai vu des hommes devenir gais ou tristes ou endormis ou amoureux, mais je n’en ai jamais vu un agir comme toi. C’est une bonne chose que tu ne boives pas souvent. Oh ! mon Dieu, si seulement j’avais eu une caméra ! Quel beau sujet de court métrage tu aurais fait.
— Mais, bon sang, qu’ai-je donc fait ?
— Pas ce que j’attendais. Pas l’amour ni rien de semblable. Mais tu as été phénoménal. Quel numéro ! Le plus fantastique. Tu serais formidable sur la scène. Tu les emballerais au Palace. Tu es devenu tout confus et tout bébête. Tu sais, comme quand un adulte se met à faire le gosse. Tu disais que tu voulais aller à l’école et apprendre à lire et à écrire pour devenir aussi intelligent que tout le monde. Des folies de ce genre. Tu étais une autre personne – comme les acteurs qui emploient la « méthode » – et tu disais toujours que tu ne voulais pas jouer avec moi parce que ta mère te prendrait tes cacahouètes et te mettrait dans une cage.
— Des cacahouètes ?
— Ouais ! Je te le jure ! dit-elle en riant et en se grattant la tête. Et tu disais aussi que je n’aurais pas tes cacahouètes. Fantastique, je te dis, la manière dont tu parlais ! Comme ces pauvres idiots au coin des rues qui s’excitent rien qu’en regardant une fille. Tu étais complètement différent. D’abord, j’ai cru que tu jouais simplement la comédie, mais maintenant je pense que tu es un anxieux ou je ne sais quoi. Avec tout ce besoin d’ordre et cette inquiétude à propos de tout.
Cela ne m’affola pas, bien que j’eusse pu le craindre. D’une façon ou d’une autre, m’être enivré avait momentanément abattu les barrières conscientes qui enfermaient l’ancien Charlie au plus profond de mon esprit. Comme je l’avais toujours soupçonné, il ne s’était pas vraiment effacé. Rien, dans notre esprit, ne s’efface jamais vraiment. L’opération l’avait recouvert d’un vernis d’éducation et de culture, mais émotionnellement, il était là – à observer et à attendre. Qu’attendait-il ?
— Ça va bien maintenant ?
— Je lui répondis que j’allais très bien.
Elle attrapa la couverture dans laquelle j’étais enroulé et me ramena dans le lit. Avant que je puisse l’en empêcher, elle m’avait pris dans ses bras et m’embrassait :
— J’ai eu peur, hier soir, Charlie. J’ai pensé que tu perdais la tête. J’ai entendu parler de types qui sont impuissants ; brusquement cela leur porte au cerveau et ils deviennent dingues.
— Pourquoi es-tu restée ?
Elle leva les épaules :
— Bah ! tu étais comme un gosse apeuré. J’étais sûre que tu ne me ferais pas de mal, mais je craignais que tu t’en fasses à toi. Alors, j’ai pensé qu’il valait mieux que je reste. Cela me faisait tellement de peine. À tout hasard, j’avais pris ça, au cas où…
Elle tira un gros livre qu’elle avait coincé entre le lit et le mur.
— J’espère que tu n’as pas eu à l’utiliser.
Elle secoua la tête :
— Bon sang, ce que tu as dû aimer les cacahouètes quand tu étais gosse !
Elle sortit du lit et se mit à s’habiller. Je restai un moment couché à la regarder. Elle allait et venait devant moi sans embarras ni inhibition. Ses seins étaient fermes et ronds comme elle les avaient peints dans son autoportrait. J’avais une folle envie de l’attirer contre moi, mais je savais que c’était inutile. En dépit de l’opération, Charlie était encore en moi.
Et Charlie avait peur de perdre ses cacahouètes.
24 juin. Aujourd’hui, je me suis payé une étrange bordée anti-intellectuelle. Si j’avais osé, je me serais soûlé, mais après l’expérience avec Fay, je savais que ce serait dangereux. Au lieu de cela, je suis allé à Times Square, de cinéma en cinéma, me noyer dans les westerns et les films d’épouvante – comme je le faisais naguère. Chaque fois, en regardant le film, je me sentais bourrelé de culpabilité, je sortais au beau milieu et je me traînais jusqu’à un autre cinéma. Je me disais que je recherchais dans le monde imaginaire de l’écran ce qui me manquait dans ma nouvelle vie.
J’eus alors une intuition soudaine, juste devant le Keno Amusement Center ; je sus que ce n’était pas les films que je voulais, mais l’assistance. Je voulais des gens autour de moi dans l’obscurité.
Les barrières entre les gens sont minces ici, et si j’écoute bien, j’entends passer quelque chose. Il en est de même à Greenwich Village. Et pas seulement parce qu’on est proche des autres – car je ne le ressens pas dans un ascenseur bourré ou dans le métro à l’heure de pointe. Mais par une nuit chaude, quand tout le monde se promène dans les rues ou quand je suis assis dans un cinéma, il y a comme un bruissement ; je frôle quelqu’un un instant, et je sens la relation profonde entre les individus et la masse. Dans ces moments-là, mon être tout entier est sensible et tendu, et un besoin irrésistible de participer me pousse à fouiller dans les coins sombres et les impasses de la nuit.
Habituellement, quand je suis fatigué de marcher, je retourne à mon appartement et je m’effondre dans un sommeil lourd, mais ce soir, au lieu de rentrer chez moi, je suis allé dans un petit restaurant. Un nouveau garçon, d’environ seize ans, s’occupait de la vaisselle et je lui trouvai un air de connaissance, dans les gestes, l’expression des yeux. Là-dessus, en débarrassant une table derrière moi, il laissa tomber quelques assiettes.
Elles se fracassèrent sur le plancher en envoyant des morceaux de porcelaine blanche sous les autres tables. Il resta là, hébété, effrayé, son plateau vide à la main. Les exclamations des clients : « Hé, voilà où passent les bénéfices !… Mazel tov ![3] Hé bien, il n’aura pas travaillé longtemps ici ! » qui semblent suivre inévitablement un bris de vaisselle dans un restaurant, le désorientèrent.
Lorsque le propriétaire vint voir ce qui provoquait cette agitation, le garçon se fit tout petit, leva les bras comme pour se garer d’un coup.
— Allons ! Allons ! espèce d’imbécile, s’écria le patron. Ne reste pas là comme cela ! Prends un balai et balaie tout cela. Un balai… Je te dis un balai, idiot ! Dans la cuisine. Et déblaie tous les morceaux.
Quand le garçon vit qu’il n’allait pas être puni, son expression apeurée disparut, et il souriait, chantonnant, en revenant avec son balai. Quelques-uns des clients les plus bruyants poursuivirent leurs railleries, pour s’amuser à ses dépens.
— Ici, petit, par ici. Il en reste un joli morceau derrière toi…
— Allons, vas-y, recommence…
— Il n’est pas si bête. C’est moins fatigant de les casser que de les laver…
Tandis que les yeux vagues du garçon erraient sur tous ces gens amusés, il se mit peu à peu à leur sourire et finalement esquissa un petit rire incertain à une plaisanterie qu’il ne comprenait pas.
J’en étais malade intérieurement de regarder son sourire absurde, vide, ces grands yeux d’enfant, vagues mais avides de faire plaisir, et je me rendis compte de ce que j’avais reconnu en lui. Ils se moquaient de lui parce qu’il était arriéré.
Et au début, j’en avais été amusé comme les autres.
Soudain, je me sentis furieux contre moi-même et contre tous ceux qui ricanaient. J’avais envie de prendre des assiettes et de les leur lancer à la tête, de leur casser la figure. Je me dressai et criai :
— La ferme ! Laissez-le tranquille. Il ne peut pas comprendre. Ce n’est pas sa faute s’il est comme cela… mais, pour l’amour de Dieu, ayez un peu de dignité. C’est un être humain !
Le silence tomba sur le restaurant. Je me maudis d’avoir perdu mon sang-froid et fait un scandale, et je m’efforçai de ne pas regarder le garçon quand je payai ma note et que je sortis sans avoir rien mangé. Je me sentais honteux pour nous deux.
Comme c’est étrange que des gens qui ont des sentiments et une sensibilité normaux, qui ne songeraient pas à se moquer d’un malheureux né sans bras, sans jambes ou aveugle, n’aient aucun scrupule à tourner en ridicule un autre malheureux né avec une faible intelligence. J’enrageais de me rappeler que voici peu de temps, j’avais moi-même – comme ce garçon – fait le clown.
Et je l’avais presque oublié.
Depuis peu seulement j’avais appris que les gens se moquaient de moi. Et maintenant je m’aperçois que, sans le vouloir, je m’étais joint à eux pour rire de moi. Cela me fait plus mal que tout le reste.
J’ai souvent relu mes premiers comptes rendus et vu l’ignorance, la naïveté puérile, le cerveau peu intelligent qui, dans une pièce obscure, regardait, par le trou de la serrure, la lumière éblouissante du dehors. Dans mes rêves et mes souvenirs, j’ai vu Charlie sourire d’un air heureux et hésitant à ce que disaient les gens autour de lui. Même dans ma bêtise, je savais que j’étais inférieur. Les autres avaient quelque chose qui me manquait qui m’avait été refusé. Dans ma cécité mentale, j’avais cru que cela était d’une manière ou d’une autre lié à l’aptitude de lire et écrire et j’étais persuadé que si je pouvais acquérir ces talents, j’acquerrais également l’intelligence.
Même un faible d’esprit désire être comme les autres hommes.
Un enfant peut ne pas savoir comment manger ou quoi manger, et pourtant, il connaît la faim.
Cette journée a été utile pour moi. Il faut que je me débarrasse de cette inquiétude enfantine centrée sur moi sur mon passé et mon avenir. Il faut que j’utilise mes connaissances et mes aptitudes à étudier les moyens d’augmenter l’intelligence humaine. Qui le pourrait mieux ? Qui d’autre a eu cette expérience de vivre dans les deux mondes ?
Demain, je vais me mettre en rapport avec le comité de direction de la Fondation Welberg et demander l’autorisation de faire quelques recherches indépendantes sur le programme en cours. S’ils me l’accordent, je pourrai peut-être leur être utile. J’ai quelques idées.
Tant de choses pourraient être réalisées avec cette technique si on la perfectionne. Si l’on a pu faire de moi un génie, que ne pourrait-on faire pour les cinq millions et plus d’arriérés mentaux aux États-Unis ? Et les innombrables millions d’autres dans le monde, et tous ceux qui ne sont pas encore nés et qui naîtront faibles d’esprit ? Et quels niveaux fantastiques d’intelligence pourraient être atteints en utilisant cette technique sur des gens normaux ! Et sur des génies ?
Tant de portes restent à ouvrir que je suis impatient d’appliquer mes propres connaissances et mes propres aptitudes à ce problème. Il faut que je leur fasse voir à tous que c’est là une tâche très importante pour moi. Je suis certain que la Fondation m’accordera son autorisation.
Mais je ne peux plus rester seul. Il faut que j’en parle à Alice.
25 juin. J’ai appelé Alice aujourd’hui. J’étais nerveux et j’ai dû paraître incohérent, mais cela m’a été bon d’entendre sa voix, et elle m’a semblé heureuse de m’entendre. Elle a accepté de me voir, et j’ai pris un taxi, impatient de la lenteur avec laquelle nous avancions.
Avant même que j’aie frappé, elle a ouvert la porte et s’est jetée à mon cou.
— Charlie, nous étions si inquiets à ton sujet. J’ai eu d’horribles cauchemars où je te voyais mort au fond d’une impasse, ou errant, amnésique, dans le quartier des clochards. Pourquoi ne nous as-tu pas fait savoir que tu allais bien ? Tu aurais pu faire cela.
— Ne me grondez pas. Il fallait que je sois seul un moment pour éclaircir quelques problèmes.
— Viens dans la cuisine, je vais préparer un peu de café. Qu’est-ce que tu as fait ?
— Le jour, je réfléchissais, je lisais et j’écrivais ; la nuit, je marchais au hasard à la recherche de moi-même. Et j’ai découvert que Charlie m’observe.
— Ne parle pas comme cela, dit-elle en frissonnant. Cette idée d’être observé n’a rien de réel. Ton esprit l’a fabriquée de toutes pièces.
— Je ne peux pas m’empêcher de sentir que je ne suis pas moi. J’ai usurpé sa place et je l’ai mis à la porte, comme ils m’ont mis à la porte de la boulangerie. Je veux dire que Charlie Gordon existe dans le passé, et que ce passé est réel. On ne peut pas construire une maison neuve sur un emplacement avant de détruire l’ancienne qui s’y dressait, et Charlie Gordon ne peut pas être détruit. Il existe. Je suis d’abord allé à sa recherche : je suis allé voir son… mon… père. Tout ce que je voulais, c’était prouver que Charlie existait en tant que personne individuelle dans le passé, de manière que je puisse démontrer ma propre existence. Je m’étais senti insulté quand Nemur prétendait qu’il m’avait créé. Mais j’ai découvert que non seulement Charlie existe dans le passé, mais qu’il existe maintenant. En moi et autour de moi. Il s’est interposé entre nous, sans cesse. J’ai pensé que c’était mon intelligence qui créait cette barrière – mon orgueil prétentieux, imbécile, la sensation que nous n’avions plus rien de commun parce que je vous avais surpassée. Vous m’aviez mis cette idée dans la tête. Mais ce n’est pas cela. C’est Charlie, le petit garçon qui a peur des femmes à cause de tout ce que sa mère lui a fait. Vous ne voyez pas ? Pendant tous ces derniers mois, tandis que je me développais intellectuellement, j’ai toujours conservé la structure émotionnelle du Charlie infantile. Et chaque fois que j’approchais de vous, ou que je songeais à faire l’amour avec vous, il se produisait un effondrement.
J’étais à bout de nerfs et mes paroles la heurtaient jusqu’à la faire trembler. Elle rougit.
— Charlie, murmura-t-elle, ne puis-je rien faire pour toi ? Ne puis-je t’aider ?…
— Je crois que j’ai changé durant ces semaines loin du labo, dis-je. D’abord, je n’arrivais pas à voir comment faire, mais cette nuit, en errant à travers la ville, cela m’est venu à l’esprit. La bêtise, c’était d’essayer de résoudre le problème tout seul. Mais plus je m’emmêle dans la masse de mes rêves et de mes souvenirs, plus je m’aperçois que les problèmes émotionnels ne peuvent être résolus comme les problèmes intellectuels. C’est ce que j’ai découvert sur moi, la nuit dernière. Je me disais que j’errais comme une âme en peine, puis j’ai vu que j'étais en peine.
« Sans que je sache pourquoi, je m’étais détaché émotionnellement de tout, des êtres et des choses. Et ce que je cherchais réellement, la nuit, dans les rues sombres – le dernier endroit où j’aurais jamais pu le trouver – c’était un moyen de me rapprocher de nouveau des gens, émotionnellement, de faire partie de la foule, tout en gardant mon indépendance intellectuelle. Il faut que je mûrisse. Pour moi, cela a une importance capitale…
Je parlais et je parlais, projetant hors de moi tous les doutes et les craintes qui montaient comme des bulles à la surface de mon esprit bouillonnant. Alice me servait de résonateur et elle restait là assise, hypnotisée. Je me sentis m’échauffer, m’enfiévrer jusqu’à ce que j’aie l’impression d’avoir le corps en feu. Je détruisais l’infection par le feu devant quelqu’un que j’aimais, et c’était cela qui était important.
Mais c’était trop pour elle. Ce qui avait commencé par un frémissement devint des pleurs. L’image au-dessus du divan attira mon œil – la jeune fille apeurée, aux joues rouges – et je me demandai ce qu’Alice pensait en ce moment. Je savais qu’elle était prête à se donner à moi, et je la désirais, mais que ferait Charlie ?
Charlie n’interviendrait peut-être pas si je voulais faire l’amour avec Fay. Il se contenterait probablement de regarder de la porte. Mais dès que je m’approchais d’Alice, il était pris de panique. Pourquoi avait-il peur de me laisser faire l’amour avec Alice ?
Elle était assise sur le divan, me regardant, attendant de voir ce que je ferais. Et que pouvais-je faire ? Je voulais la prendre dans mes bras et…
Dès que je me mis à y penser, l’alarme sonna…
— Est-ce que tu te sens bien, Charlie ? Tu es tout pâle.
Je m’assis sur le divan auprès d’elle.
— Ce n’est qu’un petit étourdissement. Ça passera.
Mais je savais que cela ne ferait qu’empirer tant que Charlie sentirait que je risquais de faire l’amour avec elle.
Alors, j’eus une idée. Elle me révolta d’abord, mais soudain, je m’aperçus que le seul moyen de surmonter cette paralysie, était de le duper. Si pour une raison ou une autre, Charlie redoutait Alice mais pas Fay – je n’avais qu’à éteindre la lumière et à m’imaginer faire l’amour avec Fay. Il ne se rendrait pas compte de la différence.
C’était odieux, répugnant – mais si cela marchait, cela briserait l’étreinte étouffante de Charlie sur mes émotions. Je saurais ensuite que j’avais fait l’amour avec Alice et que c’était là la seule solution.
— Je me sens mieux maintenant. Restons assis un moment dans le noir, dis-je, éteignant les lumières, tandis que je reprenais mon sang-froid.
Cela n’allait pas être facile. Il fallait que je m’hypnotise en me représentant Fay, que je me persuade que la femme assise près de moi était Fay. Et même si Charlie se séparait de moi pour observer de loin, cela ne lui servirait à rien puisque la pièce était dans l’obscurité.
Je guettais un signe soupçonneux de sa part – les symptômes avertisseurs de la panique. Mais rien. Je me sentais alerte et calme. Je passai mon bras autour d’elle.
— Charlie, je…
— Ne parlez pas ! m’écriai-je vivement, et elle eut un mouvement de recul. Je vous en prie, ne dites rien. Laissez-moi vous tenir dans mes bras, en silence, dans le noir.
Je la serrai contre moi et là, à l’abri de mes paupières fermées, j’évoquai l’image de Fay – avec ses longs cheveux blonds et sa peau si blanche. Fay, telle que je l’avais vue, nue, près de moi. Je baisais les cheveux de Fay, la gorge de Fay et enfin ma bouche se posa sur les lèvres de Fay. Je sentis les mains de Fay qui caressaient les muscles de mon dos, de mes épaules, et la tension en moi grandit comme elle ne l’avait jamais fait auparavant pour une femme. Je la caressai lentement d’abord, puis avec une ardeur impatiente, croissante, qui allait bientôt être la plus forte.
Un fourmillement commença à courir sur ma peau. Quelqu’un était aux aguets dans la pièce, s’efforçant de voir dans l’obscurité. Fiévreusement, je me concentrai de toutes mes forces sur ce prénom : Fay ! Fay ! Fay ! Je me représentai son visage nettement, clairement, afin que rien ne puisse s’interposer entre nous. Mais lorsqu’elle m’attira plus fort contre elle, j’émis un cri inarticulé et je la repoussai.
— Charlie !
Je ne pouvais pas voir le visage d’Alice, mais son sursaut marquait sa stupéfaction.
— Non, Alice, je ne peux pas ! Vous ne pouvez pas comprendre.
Je sautai du divan et rallumai les lumières. Je m’attendais presque à le voir là. Mais, bien entendu, il n’y était pas. Alice était restée étendue sur le divan, son chemisier déboutonné, sa jupe froissée, les joues rouges, les yeux écarquillés d’incrédulité. Les mots jaillirent, étranglés, de ma bouche :
— Je vous aime, mais je ne peux pas… Je ne peux pas l’expliquer, mais si je ne m’étais pas arrêté, je m’en serais voulu toute ma vie. Ne me demandez pas de vous expliquer, ou vous me haïriez, vous aussi. C’est à cause de Charlie. Je ne sais pour quelle raison, mais il ne veut pas me laisser vous faire l’amour.
Elle détourna les yeux et remis de l’ordre dans ses vêtements.
— C’était pourtant différent ce soir, dit-elle. Tu n’as pas eu de nausée ni de panique, ni rien de ce genre. Tu me désirais.
— Oui, je vous désirais, mais je ne faisais pas vraiment l’amour avec vous. J’allais me servir de vous, dans un certain sens, mais je ne peux pas vous expliquer. Je ne le comprends pas moi-même. Disons simplement que je ne suis pas encore prêt. Et je ne peux pas truquer, ou tricher, ni feindre que tout va bien quand cela ne va pas. Ce n’est qu’une autre impasse.
Je me levai pour m’en aller.
— Charlie, ne te sauve pas de nouveau.
— J’en ai fini de me sauver. J’ai du travail à faire. Dites-leur que je reviendrai au labo dans quelques jours. Dès que j’aurai repris le contrôle de moi-même.
Je quittai l’appartement, fou de rage. En bas, devant l’immeuble, je restai là, ne sachant quelle direction prendre. Quel que soit le chemin que je choisirais, je recevrais un choc qui signifierait une nouvelle erreur. Tous les passages étaient bloqués. Bon sang… Quoi que je fasse, de quelque côté que je me tourne, les portes se fermaient pour moi.
Il n’y avait aucun lieu où je puisse pénétrer. Ni une rue, ni une pièce… ni une femme.
Finalement, je dégringolai dans le métro et le pris jusqu’à la 49e Rue. Peu de monde, mais une blonde avec de longs cheveux qui me rappela Fay. En me dirigeant vers l’arrêt d’une ligne transversale de bus, je passai devant un magasin de boissons. Sans y réfléchir, j’entrai et j’achetai une bouteille de gin. En attendant mon bus, je la débouchai dans le sac comme j’avais vu des clochards le faire, et j’en bus un bon coup. Cela me brûla en descendant tout au long de mon gosier, mais cela me fit du bien. J’en pris un autre – juste une goutte – et quand le bus arriva, je baignais dans une puissante sensation d’euphorie. Je n’en bus pas plus. Je ne voulais pas me soûler maintenant.
Quand j’arrivai à l’appartement, je cognai à la porte de Fay. Elle ne répondit pas. J’ouvris la porte et jetai un coup d’œil à l’intérieur. Elle n’était pas encore rentrée, mais toutes les lumières étaient allumées chez elle. Elle se fichait complètement de tout. Pourquoi ne pouvais-je pas être comme elle ?
J’allai chez moi pour l’attendre. Je me déshabillai, je pris une douche et j’enfilai une robe de chambre. Je fis des vœux pour que cette nuit ne soit pas l’une de celles où elle ramenait quelqu’un chez elle.
Vers 2 heures et demie du matin, je l’entendis monter l’escalier. Je pris ma bouteille, passai par l’escalier de secours et arrivai à sa fenêtre, juste au moment où elle ouvrait sa porte. Je n’avais pas eu l’intention de me tapir là pour regarder. J’allais cogner à la vitre. Mais alors que je levais la main pour signaler ma présence, je la vis lancer ses souliers en l’air et tourbillonner joyeusement. Elle alla vers la glace et, lentement, un à un se mit à enlever ses vêtements, comme dans un strip-tease pour elle-même. Je bus un autre coup. Mais je ne pouvais plus frapper sans qu’elle sache que je l’avais regardé faire.
Je retournai dans mon appartement sans allumer les lumières. Ma première idée était de l’inviter chez moi, mais tout était trop en ordre, trop bien rangé – il y avait trop de lignes droites à effacer – et je savais qu’ici cela ne marcherait pas. Je sortis donc dans le hall. Je cognai à sa porte doucement d’abord, puis plus fort.
La porte est ouverte ! cria-t-elle.
Elle était en soutien-gorge et petite culotte, couchée sur le plancher, les bras en croix et les jambes en l’air appuyées sur le canapé. Elle pencha la tête en arrière et me regarda à l’envers.
— Charlie, mon chéri ! Pourquoi marches-tu sur la tête ?
— Vous occupez pas ! dis-je en sortant la bouteille de son sac en papier. Les lignes et les angles sont trop droits et j’ai pensé que vous vous joindriez à moi pour en effacer quelques-uns.
— C’est le meilleur truc du monde pour ça, dit-elle. Si vous vous concentrez sur la chaleur qui vous monte du creux de l’estomac, toutes les lignes se mettent à fondre.
— C’est ce qui se passe.
— Merveilleux !
Elle bondit sur ses pieds.
— Moi aussi. J’ai dansé avec trop de ballots ce soir. Faisons fondre tout ça.
Elle prit un verre et je le remplis. Tandis qu’elle buvait, je passai mon bras autour d’elle et caressai la peau de son dos nu.
— Hé là, mon garçon ! Doucement ! Qu’est-ce qui arrive ?
— Moi ? J’attendais que vous rentriez.
Elle s’écarta :
— Holà, minute, Charlie. Nous avons déjà essayé tout ça. Tu sais que ça n’a rien donné. Je veux dire, tu sais bien que tu me plais beaucoup et que je te traînerais dans le lit tout de suite si je pensais qu’il y ait une chance. Mais je ne veux pas me mettre dans tous mes états pour rien. Ce n’est pas de jeu, Charlie.
— Ce sera tout autre chose, ce soir. Je te le jure.
Avant qu’elle puisse protester, je l’avais prise dans mes bras ; je l’embrassai, je la caressai, je l’accablai sous la violence du désir qui était près de me faire exploser. Je tentai de dégrafer son soutien-gorge, mais je tirai trop fort et l’agrafe sauta.
— Attention, Charlie, mon soutien-gorge !
— T’inquiète pas de ton soutien-gorge, dis-je d’une voix haletante, en l’aidant à l’enlever. Je t’en achèterai un autre. Je vais rattraper le temps perdu les autres fois. Je vais te faire l’amour toute la nuit.
Elle s’écarta de moi :
— Charlie, je ne t’ai jamais entendu parler comme cela. Et arrête de me regarder comme si tu avais envie de m’avaler toute entière.
Elle ramassa une blouse d’atelier sur l’une des chaises et la tint devant elle :
— Maintenant, tu me donnes la sensation d’être toute nue.
— J’ai envie de te faire l’amour. Ce soir, je peux le faire. Je le sais… je le sens. Ne me repousse pas, Fay.
— Allons, murmura-t-elle, bois encore un verre.
J’en pris un, et j’en emplis un autre pour elle, et pendant qu’elle buvait, je couvris ses épaules et son cou de baisers. Sa respiration devint haletante à mesure que mon excitation la gagnait.
— Grand Dieu, Charlie, si tu me mets dans ces états et si tu me déçois encore, je ne sais pas ce que je ferai. Je suis un être humain, moi aussi, tu sais.
Je l’attirai près de moi sur le canapé, voulus la coucher sur le tas de vêtements et de lingerie.
— Pas sur le canapé, Charlie, dit-elle en se débattant pour se remettre debout. Allons dans mon lit.
— Ici ! insistai-je en arrachant la blouse de ses mains.
Elle me regarda, posa son verre sur le plancher, se débarrassa de sa petite culotte, et fut complètement nue devant moi.
— Je vais éteindre les lumières, souffla-t-elle.
— Non, dis-je en l’attirant de nouveau sur le divan. Je veux te regarder.
Elle m’embrassa longuement et me serra très fort dans ses bras.
— Ne me déçois pas, cette fois-ci, Charlie. Il ne faut pas.
Son corps glissa lentement, se rapprochant du mien et je sus que cette fois rien ne viendrait me paralyser. Je savais quoi faire et comment le faire. Elle eut un petit râle qui se termina en soupir et cria mon nom quand je la caressai au plus intime d’elle-même.
Un moment, j’eus la sensation glaciale qu’il m’observait. Par-dessus le bras du canapé, j’aperçus son visage qui me regardait dans le noir au-delà de la fenêtre – là où quelques minutes plus tôt, je m’étais tapi. Un changement de vision, et je me retrouvai sur l’escalier de secours, en train de regarder, à l’intérieur de la pièce, un homme et une femme qui faisaient l’amour sur le canapé.
Par un violent effort de volonté, je revins sur le canapé, avec elle, conscient de son corps nu et chaud contre le mien, de ma propre fièvre et de ma virilité exigeante. Je vis de nouveau le visage contre la vitre, observant avidement. Et je me dis en moi-même, vas-y, mon pauvre type, regarde. Cela m’est complètement égal maintenant.
Et les yeux de Charlie s’ouvrirent tout ronds quand je la pénétrai.
29 juin. Avant de retourner au labo, je vais terminer les recherches que j’ai entreprises depuis ma fuite du congrès. J’ai téléphoné à Landsdoff au New Institute for Advanced Study, au sujet de l’utilisation des paires d’ions produites par effet photo nucléaire, pour des recherches exploratoires en biophysique. Il crut d’abord que j’étais un déséquilibré, mais après que je lui eus signalé les failles de son article dans le New Institute Journal, il me parla pendant près d’une heure au téléphone. Il veut que je vienne à son Institut pour discuter de mes idées avec son groupe de recherche. Je le ferai peut-être lorsque j’aurai fini mon travail au labo – si j’en ai le temps. C’est là la question, naturellement. Je ne sais pas de combien de temps je dispose. Un mois ? Un an ? Le reste de ma vie ? Cela dépend de ce que je découvrirai sur les effets psycho-physiques secondaires de l’expérience.
30 juin. J’ai cessé d’errer dans les rues maintenant que j’ai Fay. Je lui ai donné la clé de chez moi. Elle se moque de ce besoin que j’ai de fermer ma porte à clé, et moi je me moque du désordre qui règne dans son appartement. Elle m’a averti de ne pas essayer de la changer. Son mari a divorcé, voici cinq ans, parce qu’elle n’acceptait pas qu’on l’embête en lui demandant de ramasser les choses qui traînaient et de tenir son ménage en ordre.
C’est ainsi qu’elle est vis-à-vis de tous les détails de la vie qui lui paraissent sans importance. Elle ne peut pas ou ne veut pas s’en soucier. L’autre jour, j’ai découvert un tas de contraventions pour stationnement interdit, dans un coin, derrière un fauteuil – il devait y en avoir quarante ou cinquante. Quand elle est rentrée avec de la bière, je lui ai demandé pourquoi elle les collectionnait.
— Oh, celles-là ! s’est-elle exclamée en riant. Dès que mon mari m’enverra mon sacré chèque, faudra que j’en paie quelques-unes. Tu n’as aucune idée de ce que ces contraventions me font mal. Je les cache derrière ce fauteuil, sinon j’aurais une crise de culpabilité chaque fois que je les verrais. Mais qu’est-ce que tu veux qu’une fille comme moi y fasse ? Où que j’aille, il y a toujours des panneaux. Interdit de stationner ! Interdit de stationner ! Je ne peux tout de même pas m’embêter à lire les panneaux chaque fois que j’ai envie de descendre de ma voiture.
Je lui ai donc promis de ne pas chercher à la changer. On ne s’ennuie pas avec elle. Elle a un merveilleux sens de l’humour. Mais surtout un esprit ouvert et indépendant. La seule chose qui puisse devenir lassante au bout d’un certain temps, c’est sa folle passion pour la danse. Nous sommes sortis tous les soirs, cette semaine, jusqu’à deux ou trois heures du matin. Je n’ai pas tant d’énergie de reste.
Ce n’est pas de l’amour – mais elle compte beaucoup pour moi. Je me prends à guetter le bruit de ses pas dans le hall, chaque fois qu’elle est sortie.
Charlie a cessé de nous observer.
5 juillet. J’ai dédié mon premier concerto pour piano à Fay. Elle avait d’abord été enthousiasmée à l’idée qu’une œuvre lui soit dédiée, mais je ne pense pas que cela lui ait vraiment plu. Ce qui montre simplement qu’on ne peut pas tout avoir en une seule femme. Un argument de plus pour la polygamie.
L’important, c’est que Fay ait l’esprit vif et du cœur. J’ai appris aujourd’hui pourquoi elle avait manqué d’argent si tôt ce mois-ci. Quelques jours avant que nous fassions connaissance, elle avait sympathisé avec une fille rencontrée au Stardust Ballroom. Lorsque celle-ci lui dit qu’elle n’avait pas de famille en ville, qu’elle était dans la dèche et n’avait même pas un endroit où aller coucher, Fay l’invita à s’installer chez elle. Deux jours après, la fille découvrit les deux cent trente-deux dollars que Fay avait mis de côté dans le tiroir de son chiffonnier, et disparut avec l’argent. Fay n’avait pas porté plainte – et finalement, elle ne savait même pas le nom de la fille.
— Qu’est-ce que cela aurait fait que j’aille le raconter à la police ? Je suppose que cette pauvre garce devait avoir drôlement besoin d’argent pour faire ça. Je ne vais pas lui démolir sa vie pour une poignée de dollars. Je ne suis pourtant pas riche ni rien, mais je ne peux pas lui faire ça… si tu vois ce que je veux dire.
Je voyais très bien ce qu’elle voulait dire.
Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi ouvert et d’aussi confiant que Fay. Elle est ce dont j’ai le plus besoin actuellement. J’étais affamé d’un contact humain.
8 juillet. Pas beaucoup de temps pour travailler, à sauter toutes les nuits d’une boîte à l’autre et avec la gueule de bois tous les matins. Ce n’est qu’à l’aide d’aspirine et d’une mixture que Fay m’a préparée que j’ai pu terminer mon analyse linguistique des formes verbales en Urdu et envoyer mon article à l’International Linguistïcs Bulletin. De quoi renvoyer les linguistes en Inde avec leurs magnétophones, car je sape toute la structure de leur méthodologie.
Je ne peux pas m’empêcher d’admirer les linguistes structuralistes qui se sont taillés une méthode linguistique fondée sur la détérioration du langage écrit. C’est encore un exemple de ces gens qui consacrent leur vie à étudier de plus en plus sur de moins en moins – à remplir des volumes et des bibliothèques avec l’analyse linguistique subtile du grognement. Il n’y a pas de mal à cela, mais il ne faudrait pas en prendre prétexte pour détruire la stabilité du langage.
Alice a appelé aujourd’hui pour savoir quand je reviendrai travailler au labo. Je lui ai dit que je voulais terminer les travaux que j’avais entrepris et que j’espérais obtenir l’autorisation de la Fondation Welberg pour mes recherches personnelles. Elle a pourtant raison – il faut que je tienne compte du temps.
Fay continue de vouloir aller danser tout le temps. La nuit dernière, nous avons commencé à boire et à danser au White Horse Club, de là au Benny’s Hideaway, puis à la Pink Slipper… et après cela, je ne me souviens plus guère des endroits, mais nous avons dansé jusqu’à ne plus tenir debout ou presque. Ma capacité de boire doit s’être accrue, car j’étais à peu près soûl au moment où Charlie a fait son apparition. Je ne peux me souvenir de lui qu’en train d’exécuter un numéro saugrenu de claquettes sur la scène de l’Allakazam Club. Il fut très applaudi avant que le directeur nous mette à la porte et Fay dit que tout le monde a pensé que j’étais un merveilleux comédien et a aimé mon imitation d’idiot.
Que diable s’est-il passé alors ? Je sais que je me suis donné un tour de reins. Je pensais que c’était d’avoir tellement dansé, mais Fay dit que je suis tombé de ce sacré canapé.
Le comportement d’Algernon est redevenu désordonné. Minnie semble avoir peur de sa compagne.
9 juillet. Une chose terrible est arrivée aujourd’hui Algernon a mordu Fay. Je l’avais prévenue de ne pas jouer avec elle, mais elle tenait tout de même à lui donner à manger. Habituellement, quand elle entrait dans sa pièce, elle dressait la tête et accourait vers Fay. Aujourd’hui, cela a été différent. Elle était à l’autre bout de sa cage, pelotonnée en houppette de poils blancs. Quand elle passa la main par la trappe du couvercle en grillage, Algernon eut un mouvement de crainte et se renfonça dans son coin. Elle tenta de l’attirer en ouvrant la barrière du labyrinthe, et avant que je puisse lui dire de la laisser tranquille, elle eut le tort d’essayer de la prendre. Elle lui mordit le pouce. Puis elle nous regarda, furieuse, et s’enfuit dans le labyrinthe.
Nous trouvâmes Minnie de l’autre côté, dans la cagette de récompense à l’arrivée. Elle saignait d’une blessure à la gorge, mais elle était vivante. Au moment où j’allais l’enlever de là, Algernon arriva dans la cagette et voulut me mordre. Ses dents s’agrippèrent au bord de ma manche et elle s’y cramponna jusqu’à ce que je lui fasse lâcher prise en la secouant.
Elle se calma peu après. Je l’observai ensuite pendant plus d’une heure. Elle semble apathique et hébétée, et bien qu’elle résolve encore de nouveaux problèmes sans récompense, sa manière d’agir est bizarre. Au lieu de mouvements prudents, déterminés, le long des couloirs du labyrinthe, ses actes sont précipités et désordonnés. Maintes fois, elle prend un tournant trop vite et se cogne dans une barrière. On a la sensation étrange qu’elle est pressée par le temps.
J’hésite à formuler un jugement hâtif. Cela pourrait tenir à bien des raisons. Mais à présent, il faut que je la ramène au laboratoire. Que je reçoive ou non l’autorisation de la Fondation Welberg pour mes recherches particulières, j’irai voir Nemur demain matin.
Compte rendu N° 15
12 juillet. Nemur, Strauss, Burt et quelques autres m’attendaient dans le bureau du service psycho. Ils ont essayé de me donner l’impression d’être le bienvenu, mais je vis combien Burt était anxieux de reprendre Algernon et je la lui remis. Personne ne dit rien, cependant je savais que Nemur ne me pardonnerait pas de sitôt d’être passé par-dessus lui et de m’être mis en rapport direct avec la Fondation. Pourtant, c’était nécessaire. Avant de revenir au Collège Beekman, il me fallait être assuré qu’ils me permettraient de me livrer à une étude indépendante de l’expérience. Trop de temps serait perdu si je devais rendre compte à Nemur de tout ce que je ferais.
Il avait été avisé de la décision de la Fondation et son accueil fut froid et guindé. Il me tendit la main, mais sans aucun sourire.
— Charlie, dit-il, nous sommes tous contents que tu sois revenu et que tu travailles avec nous. Jayson m’a appelé et m’a dit que la Fondation te chargeait de recherches dans le cadre de notre programme. Notre groupe et le laboratoire sont à ta disposition. Le centre de calcul par ordinateur nous a assurés que tes travaux auront la priorité – et si, bien entendu, je peux t’aider en quoi que ce soit…
Il faisait tout son possible pour se montrer cordial, mais je pouvais lire sur son visage qu’il était sceptique. Après tout, quelle expérience avais-je de la psychologie expérimentale ? Que savais-je des techniques qu’il avait mis tant d’années à mettre au point ? Bah ! comme je le disais, il semblait cordial et disposé à suspendre son jugement. Il ne pouvait guère faire autrement pour le moment. Si je n’arrive pas à fournir une explication du comportement d’Algernon, tous ses travaux s’en iront à vau-l’eau, mais si je résous le problème, toute l’équipe en aura le bénéfice avec moi.
J’allai au labo où Burt observait Algernon dans l’une des boîtes à labyrinthe compliqué. Il soupira et secoua la tête.
— Elle a beaucoup oublié. La plupart de ses réactions complexes semblent avoir été effacées. Elle résoud les problèmes à un niveau beaucoup plus élémentaire que je ne m’y serais attendu.
— Que voulez-vous dire ?
— Hé bien, auparavant, elle pouvait résoudre des systèmes simples – dans ce labyrinthe à fausses portes, par exemple : une porte sur deux, une sur trois, les portes rouges seulement, ou les portes vertes seulement – mais maintenant elle a fait ce parcours trois fois et continue de procéder par tâtonnements positifs ou négatifs.
— Est-ce que cela ne tient pas à ce qu’elle a été absente du laboratoire pendant si longtemps ?
— Cela se pourrait. Nous allons la laisser se réhabituer aux choses et nous verrons demain comment elle s’en tire.
J’étais venu bien des fois auparavant dans le labo, mais maintenant j’y étais pour apprendre tout ce qu’il pouvait offrir. Il fallait que j’assimile en quelques jours des marches à suivre que les autres avaient mis des années à apprendre. Burt et moi passâmes quatre heures à inspecter le laboratoire section par section, et j’essayai de me familiariser avec l’ensemble de son fonctionnement. Quand nous eûmes terminé, je remarquai une porte que nous n’avions pas ouverte.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
— Le congélateur et l’incinérateur.
Il ouvrit la lourde porte et donna la lumière.
— Nous congelons les spécimens avant de les mettre dans l’incinérateur. En arrêtant la décomposition, cela nous permet de diminuer les odeurs.
Il se tourna pour s’en aller, mais je restai là un instant.
— Pas Algernon, dis-je. Écoutez… si… et quand… je veux dire que je ne veux pas qu’elle soit jetée là-dedans. Vous me la donnerez. Je m’occuperai d’elle moi-même.
Il ne rit pas. Il se contenta d’incliner la tête. Nemur lui avait dit qu’à partir de maintenant, je pouvais avoir tout ce que je désirais.
Mon ennemi, c’était le temps. Si je devais trouver les réponses qui me concernaient, il fallait que je me mette immédiatement au travail. J’obtins de Burt des listes d’ouvrages et des notes de Strauss et de Nemur. Puis en sortant, il me vint une étrange idée.
— Dites-moi, demandai-je à Nemur, je viens de jeter un coup d’œil sur l’incinérateur dont vous vous servez pour vous débarrasser des animaux d’expérience. Qu’avez-vous prévu pour moi ?
Ma question lui donna un coup de masse :
— Que veux-tu dire ?
— Je suis certain que, depuis le début, vous avez envisagé toutes les possibilités. Alors, qu’est-ce qu’on fait de moi ?
Comme il restait muet, j’insistai :
— J’ai le droit de connaître tout ce qui se rapporte à l’expérience, et mon avenir s’y trouve inclus.
— Il n’y a pas de raison que tu ne le saches pas.
Il marqua un temps et ralluma une cigarette déjà allumée.
— Tu comprends que, bien entendu, nous avions dès le début les plus grands espoirs de permanence et nous les avons encore… nous les avons absolument.
— J’en suis sûr, dis-je.
— Te prendre pour cette expérience était, naturellement, une grave responsabilité. Je ne sais pas ce dont tu te souviens ni tout ce que tu as pu reconstituer des débuts de ce projet, mais nous nous sommes efforcés de te faire comprendre qu’il y avait un gros risque que ce ne soit que temporaire.
— J’ai noté cela dans mes comptes rendus, à l’époque, quoique je n’ai guère compris alors ce que vous vouliez dire par là. Mais cela est à côté de la question, étant donné que j’en suis conscient maintenant.
— Bon, nous avons décidé de prendre ce risque avec toi, poursuivit-il, parce que nous estimions qu’il n’y avait que très peu de risque de te causer un dommage sérieux, alors que nous étions sûrs d’avoir une grande chance de te faire un certain bien.
— Vous n’avez pas à vous justifier de cela.
— Mais tu comprends que nous devions obtenir l’autorisation d’une personne de ta proche famille. Tu n’étais pas en état de donner toi-même ton accord à ce sujet.
— Je sais tout cela. Vous voulez parler de ma sœur, Norma. Je l’ai lu dans les journaux. Autant que je me souvienne d’elle, elle aurait donné son approbation pour mon exécution.
Il leva les sourcils, mais n’insista pas.
— Bien, mais comme nous le lui avons dit, au cas où l’expérience échouerait, nous ne pourrions pas te renvoyer à la boulangerie ou à la chambre d’où tu étais venu.
— Pourquoi pas ?
— D’une part, parce que tu pourrais ne plus être le même. L’opération chirurgicale et les injections d’hormones pourraient avoir des effets qui ne soient pas immédiatement évidents. Les expériences personnelles que tu as eues depuis l’opération peuvent avoir laissé leur marque en toi. Je veux dire des perturbations émotionnelles qui viendraient compliquer l’arriération mentale ; tu pourrais ne plus être celui que tu étais.
— Ça, c’est le plus beau. Comme si ce n’était déjà pas suffisant d’une croix à porter.
— Et d’autre part, il n’y a aucun moyen de savoir si tu reviendras au même niveau mental. Il pourrait y avoir régression jusqu’à un niveau de fonctionnement encore plus primitif.
Il me lâchait le pire… il débarrassait sa conscience de ce poids.
— Autant tout savoir, dis-je, pendant que je suis encore capable de dire mon mot à ce sujet. Qu’avez-vous prévu pour moi ?
Il haussa les épaules :
— La Fondation a fait le nécessaire pour te renvoyer à l’Asile-École Warren.
— Quoi ?
— Cela a été une clause de l’accord avec ta sœur, à savoir que tous les frais d’hospitalisation seraient pris en charge par la Fondation et que tu recevrais une allocation mensuelle destinée à couvrir tes besoins personnels tout le reste de ta vie.
Mais pourquoi là ? Je me suis toujours débrouillé tout seul hors de l’Asile, même quand ils m’y ont envoyé après la mort de mon oncle Herman. Donner a réussi à me faire sortir immédiatement, pour travailler et vivre au-dehors. Pourquoi devrais-je y retourner ?
— Si tu peux te débrouiller tout seul au-dehors, tu n’auras pas à rester à l’Asile. Les malades légers ont la permission de vivre à l’extérieur. Mais nous avons dû prendre ces dispositions pour toi… simplement au cas où…
Il avait raison. Je n’avais à me plaindre de rien. Ils avaient pensé à tout. L’Asile Warren était l’endroit le plus logique – le grand congélateur où je pouvais être mis de côté pour le restant de mes jours.
— Au moins, ce n’est pas l’incinérateur, dis-je.
— Comment ?
Rien, une plaisanterie personnelle.
Puis une pensée me vint :
— Dites-moi, est-il possible de visiter l’Asile Warren, je veux dire, de parcourir l’établissement en regardant tout comme un visiteur ?
— Oui, je crois qu’ils reçoivent constamment des gens qui y vont en visite organisée – une manière de relations publiques en quelque sorte. Mais pourquoi ?
Parce que je veux voir. Il faut que je sache ce qui va m’arriver pendant que j’ai encore suffisamment d’influence pour pouvoir faire quelque chose. Voyez donc si vous pouvez arranger cela, aussitôt que possible.
Je remarquai qu’il était perturbé par mon idée de visiter l’Asile Warren. Comme si j’avais commandé mon cercueil pour m’y installer avant de mourir. Cependant, je ne peux le blâmer de ne pas comprendre que, pour découvrir qui je suis réellement, le sens de toute mon existence, il me faut connaître les possibilités de mon avenir aussi bien que mon passé, à savoir où je vais aussi bien qu’où j’ai été. Quoique nous sachions tous qu’au bout du labyrinthe se trouve la mort (mais cela je ne l’ai pas toujours su : il n’y a pas si longtemps, l’adolescent qui était en moi pensait que la mort ne pouvait arriver qu’aux autres), je vois maintenant que le parcours que j’ai choisi dans ce labyrinthe m’a fait ce que je suis. Je ne suis pas seulement un être, mais aussi une manière d’être (une manière parmi bien d’autres), et de prendre conscience des couloirs que j’ai suivis et de ceux qui me restent à prendre m’aidera à comprendre ce que je deviens.
Ce soir-là et les jours suivants, je me plongeai dans des manuels de psychologie : clinique, personnalité, psychométrie, éducation, psychologie expérimentale, behaviouriste, gestaltiste, analytique fonctionnelle, dynamique, organisciste et tout le reste des écoles, des groupes, des systèmes de pensée anciens et modernes. Ce qui est déprimant, c’est de découvrir à quel point, en formulant les idées sur lesquelles ils fondent leurs concepts de l’intelligence humaine, de la mémoire et de la faculté d’apprendre, nos psychologues prennent leurs désirs pour des réalités.
Fay veut venir visiter le labo, mais je lui ai dit non. Je n’ai pas du tout envie maintenant qu’Alice et Fay se rencontrent. J’ai suffisamment de soucis sans cela.